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Mon collègue Julius

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MON COLLÈGUE JULIUS
by Ploum on 2024-12-23

https://ploum.net/2024-12-23-julius-fr.html

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https://ploum.net/2024-12-23-julius-en.html

Vous connaissez Julius ? Mais si, Julius ! Vous voyez certainement de 
qui je veux parler !

J’ai rencontré Julius à l’université. Un jeune homme discret, 
sympathique, le sourire aux lèvres. Ce qui m’a d’abord frappé chez 
Julius, outre ses vêtements toujours parfaitement repassés, c’est la 
qualité de son écoute. Il ne m’interrompait jamais, acceptait de s’être 
trompé et répondait sans hésiter à toutes mes interrogations.

Il allait à tous les cours, demandait souvent les notes des autres pour 
« comparer avec les siennes » comme il disait. Et puis il y eut le 
fameux projet informatique. Nous devions, en équipe, coder un logiciel 
système assez complexe en utilisant le langage C. Julius participait à 
toutes nos réunions, mais je ne me souviens pas de l’avoir vu écrire une 
seule ligne de code. Au final, je crois qu’il s’est contenté de faire la 
mise en page du rapport. Qui était très bien.

De par sa prestance et son élégance, Julius était tout désigné pour 
faire la présentation finale. Je suis sûr qu’il a fait du théâtre, car, 
à son charisme naturel, il ajoute une diction parfaite. Il émane de sa 
personne une impression de confiance innée.

À tel point que les professeurs n’ont pas tout de suite réalisé le 
problème lorsqu’il s’est mis à parler de la machine virtuelle C utilisée 
dans notre projet. Il avait intégré dans la présentation un slide avec 
un logo que je n’avais jamais vu, un screenshot et des termes n’ayant 
aucun rapport avec quoi que ce soit de connu en informatique.

Pour celleux qui ne connaissent pas l’informatique, le C est un langage 
compilé. Il n’a pas besoin d’une machine virtuelle. Parler de machine 
virtuelle C, c’est comme parler du carburateur d’une voiture électrique. 
Cela n’a tout simplement aucun sens.

Je me suis levé, j’ai interrompu Julius et j’ai improvisé en disant 
qu’il s’agissait d’une simple blague entre nous. « Bien entendu ! » a 
fait Julius en me regardant avec un grand sourire. Le jury de projet 
était perplexe, mais j’ai sauvé les meubles.

Durant toutes nos études, j’ai entendu plusieurs professeurs discuter du 
« cas Julius ». Certains le trouvaient très bon. D’autres disaient qu’il 
avait des lacunes profondes. Mais, malgré des échecs dans certaines 
matières, il a fini par avoir son diplôme en même temps que moi.

Nos chemins se sont ensuite séparés durant plusieurs années.

Alors que je travaillais depuis presque une décennie dans une grande 
entreprise où j’avais acquis de belles responsabilités, mon chef m’a 
annoncé que les recruteurs avaient trouvé la perle rare pour renforcer 
l’équipe. Un CV hors-norme m’a-t-il dit.

À la coupe parfaite de son costume, à sa démarche et sa prestance, je 
reconnus Julius avant même de voir son visage.

Julius ! Mon vieux camarade !

Si j’avais vieilli, il semblait avoir mûri. Toujours autant de charisme, 
d’assurance. Il portait désormais une barbe de trois jours légèrement 
grisonnante qui lui donnait un air de sage autorité. Il semblait 
sincèrement content de me revoir.

Nous parlâmes du passé et de nos carrières respectives. Contrairement à 
moi, Julius n’était jamais resté très longtemps dans la même entreprise. 
Il partait après un an, parfois moins. Son CV était impressionnant : il 
avait acquis diverses expériences, il avait touché à tous les domaines 
de l’informatique. À chaque fois, il montait en compétence et en 
salaire. Je devais découvrir plus tard que, alors que nous occupions une 
position similaire, il avait été engagé pour le double de mon salaire. 
Plus des primes dont j’ignorais jusqu’à l’existence.

Mais je n’étais pas au courant de cet aspect des choses lorsque nous 
nous mîmes au travail. Au début, je tentai de le former sur nos projets 
et nos process internes. Je lui donnais des tâches sur lesquelles il me 
posait des questions. Beaucoup de questions pas toujours très 
pertinentes. Avec ce calme olympien et cet éternel sourire qui le 
caractérisait.

Parfois il prenait des initiatives. Écrivait du code ou de la 
documentation. Il avait réponse à toutes les questions que nous pouvions 
nous poser, quel que soit le domaine. C’était quelquefois très bon, 
souvent médiocre voire du grand n’importe quoi. Il nous a fallu un 
certain temps pour comprendre que chacune des contributions de Julius 
nécessitait d’être entièrement revue et corrigée par un autre membre de 
l’équipe. Si nous ne connaissions pas le domaine, il fallait le faire 
vérifier par un expert externe. Très vite, le mot d’ordre fut qu’aucun 
document issu de Julius ne devait être rendu public avant d’avoir été 
relu par deux d’entre nous.

Mais Julius excellait dans la mise en page, la présentation et la 
gestion des réunions. Régulièrement, mon chef s’approchait de moi et me 
disait : « On a vraiment de la chance d’avoir ce Julius ! Quel talent ! 
Quel apport à l’équipe ! »

J’essayais vainement d’expliquer que Julius ne comprenait rien à ce que 
nous faisions, que nous en étions au point où nous l’envoyions à des 
réunions inutiles pour nous en débarrasser afin de ne pas avoir à 
répondre et ses questions et corriger son travail. Mais même cette 
stratégie avait ses limites.

Il nous a fallu une semaine de réunion de crises pour expliquer à un 
client déçu par une mise à jour de notre logiciel que, si Julius avait 
promis que l’interface serait simplifiée pour ne comporter qu’un seul 
bouton qui ferait uniquement ce que voulait justement le client, il y 
avait un malentendu. Qu’à part développer une machine qui lisait dans 
les pensées, c’était impossible de répondre à des besoins aussi 
complexes que les siens avec un seul bouton.

C’est lorsque j’ai entendu Julius prétendre à un autre client, paniqué à 
l’idée de se faire « hacker », que, par mesure de sécurité, nos serveurs 
connectés à Internet n’avaient pas d’adresse IP que nous avons du lui 
interdire de rencontrer un client seul.

Pour celleux qui ne connaissent pas l’informatique, le "I" de l’adresse 
IP signifie Internet. La définition même d’Internet est l’ensemble des 
ordinateurs interconnectés possédant une adresse IP.

Être sur Internet sans adresse IP, c’est comme prétendre être joignable 
par téléphone sans avoir de numéro.

L’équipe s’était désormais organisée pour que l’un d’entre nous ait en 
permanence la charge d’occuper Julius. Je n’ai jamais voulu dire du mal 
à son sujet, car c’était mon ami. Une codeuse exaspérée a cependant 
exposé le problème à mon chef. Qui lui a répondu en l’accusant de 
jalousie, car il était très satisfait du travail de Julius. Elle a reçu 
un blâme et a démissionné un peu après.

Heureusement, Julius nous a un jour annoncé qu’il nous quittait, car il 
avait reçu une offre qu’il ne pouvait pas refuser. Il a apporté des 
gâteaux pour fêter son dernier jour avec nous. Mon chef et tout le 
département des ressources humaines étaient sincèrement tristes de le 
voir partir.

J’ai dit au revoir à Julius et ne l’ai plus jamais revu. Sur son compte 
LinkedIn, qui est très actif et reçoit des centaines de commentaires, 
l’année qu’il a passée avec nous est devenue une expérience incroyable. 
Il n’a pourtant rien exagéré. Tout est vrai. Mais sa façon de tourner 
les mots et une certaine modestie mal camouflée donne l’impression qu’il 
a vraiment apporté beaucoup à l’équipe. Il semblerait qu’il soit ensuite 
devenu adjoint de la CEO puis CEO par intérim d’une startup qui venait 
d’être rachetée par une multinationale. Un journal économique a fait un 
article à son sujet. Après cet épisode, il a rejoint un cabinet 
ministériel. Une carrière fulgurante !

De mon côté, j’ai essayé d’oublier Julius. Mais, dernièrement, mon chef 
est venu avec un énorme sourire. Il avait rencontré le commercial d’une 
boîte qui l’avait ébahi par ses produits. Des logiciels d’intelligence 
artificielle qui allait, je cite, doper notre productivité !

J’ai désormais un logiciel d’intelligence artificielle qui m’aide à 
coder. Un autre qui m’aide à chercher des informations. Un troisième qui 
résume et rédige mes emails. Je n’ai pas le droit de les désactiver.

À chaque instant, à chaque seconde, j’ai l’impression d’être entouré par 
Julius. Par des dizaines de Julius.

Je dois travailler cerné par des Julius. Chaque clic sur mon ordinateur, 
chaque notification sur mon téléphone semble provenir de Julius. Ma vie 
est un enfer pavé de Julius.

Mon chef est venu me voir. Il m’a dit que la productivité de l’équipe 
baissait dangereusement. Que nous devrions utiliser plus efficacement 
les intelligences artificielles. Que nous risquions de nous faire 
dépasser par les concurrents qui, eux, utilisent à n’en pas douter les 
toutes dernières intelligences artificielles. Qu’il avait mandaté un 
consultant pour nous installer une intelligence artificielle de gestion 
du temps et de la productivité.

Je me suis mis à pleurer. « Encore un Julius ! » ai-je sangloté.

Mon chef a soupiré. Il m’a tapoté l’épaule et m’a dit : « Je comprends. 
Moi aussi je regrette Julius. Il nous aurait certainement aidés à passer 
ce moment difficile. »

Inspiré par un post d’Étienne sur Mastodon
https://mamot.fr/@eti42b@mastodon.social/113675679701829415

Image de Max Gruber/Better Images of AI
https://betterimagesofai.org/images?artist=MaxGruber&title=Clickworker3d-printed



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