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De la décadence technologique et des luddites technophiles

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DE LA DÉCADENCE TECHNOLOGIQUE ET DES LUDDITES TECHNOPHILES
by Ploum on 2025-02-06

https://ploum.net/2025-02-06-decadence-technologique.html

La valeur de texte brut
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Thierry s’essaie à publier son blog sur le réseau Gemini, mais a du mal 
avec le format minimaliste. Qui est justement pour moi la meilleure 
partie du protocole Gemini.

La low-tech peut-elle coexister avec la high-tech ? (tcrouzet.com)
https://tcrouzet.com/2025/01/29/low-tech/

Le format Gemini impose, comme dans un livre, du texte pur. Il est 
possible d’ajouter un titre, des sous-titres, des liens, des citations, 
mais avec une particularité importante : cela doit concerner toute la 
ligne, pas une simple partie de texte. Les liens doivent donc être sur 
leur propre ligne plutôt que de se perdre et foisonner dans le texte. 
Comme ils interrompent la lecture entre deux paragraphes, ils doivent 
être explicités et justifiés plutôt que d’être cachés au petit bonheur 
du clic.

Il est également impossible de mettre de l’italique ou du gras dans son 
texte. Ce qui est une excellente chose. Comme le rappelle Neal 
Stephenson dans son « In the beginning was the command line », les 
mélanges gras/italiques aléatoires n’ont rien à faire dans un texte. 
Prenez un livre et tentez de trouver du texte en gras dans le corps du 
texte. Il n’y en a pas et pour une bonne raison : cela ne veut rien 
dire, cela perturbe la lecture. Mais lorsque Microsoft Word est apparu, 
il a rendu plus facile de mettre en gras que de faire des titres 
corrects. Tout comme le clavier azerty a soudainement fait croire qu’il 
ne fallait pas mettre d’accent sur les majuscules, l’outil technologique 
a appauvri notre rapport au texte.

Car le besoin d’attirer l’attention au milieu d’un texte est un aveu 
d’insécurité de l’auteur. Le texte doit exister par lui-même. C’est au 
lecteur de choisir ce qu’il veut mettre en avant en surlignant, pas à 
l’auteur. Orner un texte d’artifices inutiles pour tenter de combler les 
vides porte un nom : la décadence.

Le gras, le word art, le Comic San MS, les powerpoints envoyés par mail, 
tous sont des textes décadents qui tentent de camoufler la vacuité ou 
l’inanité du contenu.

La décadence inexorable de la tech
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Le texte n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Thierry se pose également beaucoup de questions sur les notions low-tech 
et high-tech, notamment dans le médical. Mais le terme « low-tech » est 
selon moi trompeur. Je suis un luddite technophile. Contrairement à ce 
que la légende prétend, les luddites n’étaient pas du tout opposés à la 
technologie. Ils étaient opposés à la propriété technologique par la 
classe bourgeoise, ce qui transformait les artisans spécialisés en 
interchangeables esclaves des machines. Les luddites n’ont pas tenté de 
détruire des métiers à tisser technologiques, mais des machines que 
leurs patrons utilisaient pour les exploiter.

Le retour de la vengeance des luddites technophiles (ploum.net)
https://ploum.net/2024-08-26-luddites-technophiles.html

De la même manière, je ne suis pas opposé aux réseaux sociaux 
centralisés ni aux chatbots parce que c’est « high tech », mais parce 
que ce sont des technologies qui sont activement utilisées pour nous 
appauvrir, tant intellectuellement que financièrement. C’est même leur 
seul objectif avoué.

Que l’IA soit utilisée pour détecter plus précocement des cancers, je 
trouve l’idée formidable. Mais je sais également qu’elle est impossible 
dans le contexte actuel. Pas d’un point de vue technique. Mais parce 
que, bien utilisée, elle coûtera plus cher que pas d’IA du tout. En 
effet, l’IA peut aider en détectant des cancers que le médecin a ratés. 
Il faut donc un double diagnostic, tant du médecin que de l’IA et se 
poser des questions lorsque les deux sont en désaccord. Il faut payer le 
coût de l’IA en plus du surplus du travail du médecin, car il devra 
faire plus d’heures vu qu’il devra revoir les diagnostics « divergents » 
pour trouver son erreur ou celle de l’IA. L’IA est un outil qui peut 
être utile si on accepte qu’il coûte beaucoup plus cher.

Ça, c’est la théorie.

En pratique, une telle technologie est vendue sous prétexte de « faire 
des économies ». Elle va forcément induire un relâchement attentionnel 
des médecins et, pour justifier les coûts, une diminution du temps 
consacré à chaque diagnostic humain. Perdant de l’expérience et de 
l’habitude, le diagnostic des médecins va devenir de moins en moins sûr 
et, par effet ricochet, les nouveaux médecins vont être de moins en 
moins bien formés. Les cancers indétectés par l’IA ne le seront plus par 
les humains. L’IA étant entrainée sur les diagnostics réalisés par des 
humains, elle va également devenir de moins en moins compétente et 
s’autovalider. Au final, nul besoin d’être grand clerc pour voir que si 
la technologie est intéressante, son utilisation dans notre contexte 
socio-économique ne peut que se révéler catastrophique et n’est 
intéressante que pour les vendeurs d’IA.

Le mensonge high tech
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Les partisans du « low tech » ont l’intuition que la « high tech » 
cherche à les exploiter. Ils ont raison sur le fond, pas sur la cause. 
Ce n’est pas la technologie le nœud du problème, mais sa décadence.

La course à la technologie est une bulle bâtie sur un mensonge. L’idée 
n’est pas de construire quelque chose de durable, mais de faire croire 
qu’on va le construire pour attirer des investisseurs. Les entreprises 
du NASDAQ sont devenues une énorme pyramide de Ponzi. Elles tentent de 
se soutenir l’une l’autre à coup de millions, mais perdent toutes 
énormément d’argent, ce qu’elles arrivent à cacher grâce au cours de la 
bourse.

Godot Isn't Making it (www.wheresyoured.at)
https://www.wheresyoured.at/godot-isnt-making-it/

D’ailleurs, des recherches sérieuses confirment mon intuition : au plus 
on comprend ce qu’il y a derrière « l’intelligence artificielle », au 
moins on en veut. L’IA est littéralement un piège à ignorants. Et les 
producteurs l’ont très bien compris : ils ne veulent pas que l’on 
comprenne ce qu’ils font.

Knowing less about AI makes people more open to having it in their lives
- new research (theconversation.com)
https://theconversation.com/knowing-less-about-ai-makes-people-more-open-to-having-it-in-their-lives-new-research-247372

Ed Zitron continue sur sa lancée avec l’inattendue arrivée de DeepSeek, 
le ChatGPT chinois qui est simplement 30 fois moins cher. À la question 
« Pourquoi OpenAI et les autres n’ont pas réussi à faire moins cher », 
il propose la réponse rétrospectivement évidente : « Parce que ces 
entreprises n’avaient aucun intérêt à faire moins cher. Au plus elles 
perdent de l’argent, au plus elles justifient que ce qu’elles font est 
cher, au plus elles attirent les investisseurs et effraient de 
potentiels compétiteurs ». En bref : parce qu’elles sont complètement 
décadentes !

Deep Impact (www.wheresyoured.at)
https://www.wheresyoured.at/deep-impact/

Cory Doctorow parle souvent de merdification, je propose plutôt de 
parler de « décadence technologique ». Nous produisons la technologie la 
plus chère, la plus complexe et la moins écologique possible par simple 
réflexe. Comme pour les orgies romaines, la complexité et le coût ne 
sont plus des obstacles, mais les objectifs premiers que nous cherchons 
à atteindre.

Ceci explique aussi pourquoi la technologie se retourne complètement 
contre ses utilisateurs. Dernièrement, une dame d’un certain âge voulait 
me montrer sur son téléphone un post vu sur son compte Facebook. La 
moitié de son gigantesque écran de téléphone était littéralement une 
publicité fixe pour une voiture. Dans la seconde moitié de l’écran, la 
dame scrollait et alternait entre d’autres pubs pour des voitures et ce 
qui était probablement du contenu. Son téléphone était doté d’un écran 
gigantesque, mais seule une fraction de celui-ci était au service de 
l’utilisateur. Et encore, pas complètement.

La bagnole est en soi le parfait exemple de décadence : d’outil, elle 
est devenue un symbole qui doit être le plus gros, le plus lourd, le 
plus voyant possible. Ce qui entraine une complexité infernale tant en 
termes d’espace public que d’espace privé. Les maisons des dernières 
décennies sont, pour la plupart, bâties comme des pièces autour d’un 
garage. Les villes comme des bâtiments autour de nœuds routiers. La 
voiture est devenue le véritable citoyen des villes, les humains n’en 
sont que les servants. Le Web suit la même trajectoire avec les robots 
remplaçant les voitures.

La frénésie envers l’intelligence artificielle est l’archétype de cette 
décadence. Car si les nouveaux outils ont clairement une utilité et 
peuvent clairement aider dans certains contextes, nous sommes dans une 
situation inverse : trouver un problème auquel appliquer l’outil .

Retour au concept d’utilité
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C’est également la raison pour laquelle Gemini me passionne tellement. 
C’est l’outil le plus direct pour transmettre le texte de mon cerveau à 
celui d’un lecteur. En ouvrant la porte au gras, à l’italique puis aux 
images et au JavaScript, le Web est devenu une jungle décadente. Les 
auteurs y publient puis, sans se soucier d’être lus, consultent 
avidement les statistiques de clics et de likes. Le texte est de plus en 
plus optimisé pour ces statistiques. Avant d’être automatisés par des 
robots, robots qui pour s’entrainer vont consulter les textes en ligne 
et générer automatiquement des clics.

La boucle de la décadence technologique est bouclée : les contenus sont 
lus et générés par les mêmes machines. Les bourgeois capitalistes 
propriétaires ont réussi à automatiser totalement tant leurs ouvriers 
(les créateurs de contenus) que leurs clients (ceux qui font du clic).

Je ne veux pas servir les propriétaires de plateforme. Je ne veux pas 
consommer ce fade et inhumain contenu automatisé. Je tente de comprendre 
les conséquences de mes usages technologiques pour en tirer le maximum 
d’utilité avec le moins de conséquences négatives possible.

Face à la décadence technologique, je suis devenu un luddite 
technophile.

Photo by Anne Fehres and Luke Conroy & AI4Media CC-BY 4.0
https://betterimagesofai.org/images?artist=AnneFehresandLukeConroy&title=HumansDoTheHeavyDataLifting



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